L'ouvrier et le marchand de soupe (Fable)
Un pauvre ouvrier trimant de l'aube au crépuscule,
Travaillant toujours plus pour un moindre pécule,
Rencontra un jour dans la rue
Un de ces freluquets pimpants et bien vêtus
A la langue trop bien pendue
Qui a pour profession de briguer les suffrages,
Exhibant beaux atours et parlant beau langage.
"Mon ami, mon très cher ami,
Croyez bien ce que je vous dis !
Déclara le coquin à ce pauvre brave homme.
Pour être plus heureux, bonhomme,
Il vous suffit en bonne foi
D'aller toujours voter pour moi !
Prêtez bien attention à ce que je raconte,
Vous y trouverez votre compte.
Mettez en l'urne un bulletin
A mon profit demain matin
Et vous verrez de quoi pour vous je suis capable.
Vous avenir alors sera plus agréable,
Vous serez plus heureux, vous aurez plus d'argent,
Vous serez moins taxés, vous tous les braves gens,
Votre vie ici-bas sera bien plus heureuse,
Plus d'ennui, plus de nuits peureuses,
Que du bonheur, je vous le dis,
Tous vos déboires sont finis."
Le pauvre homme béait, ne voyant pas, bien sûr,
Que tout ce beau discours se tenait au futur !
Quand le drôle eut fini de servir son brouet
L'ouvrier s'en retourna peiner sur son rouet,
Tandis que l'autre s'en alla
Dire son prêche à falbalas
Dans la ville, les champs, les cours, les avenues.
Il avait des amis à tous les coins de rues.
A tous ces badauds il promit
Bel avenir, beau paradis,
Beau soleil et doucette nuit
Si tous en choeur votaient pour lui !
Savez-vous ce qu'il en advint ?
Tous ces beaux discours furent vains,
Hormis évidemment pour ce trop bon apôtre
Qui plaça son bonheur avant celui des autres.
Et le meilleur souci, ma foi,
C'est celui que l'on a de soi !
Charité ordonnée commence par soi même
Voici le petit lait, je me garde la crème,
Voilà le pain rassis, je mange du gâteau,
Je goûte du bon vin et vous aurez de l'eau.
Foin des bonimenteurs à la belle faconde,
Ce n'est pas un ami, l'ami de tout le monde !