Père et fils
« Faï-itekh bi lila, faï-tekh bi illhâ »
Ce sont les paroles de mon père. Je m’en rappelle et j’en souris encore aujourd’hui. Nous avons tous été enfant un jour. Nous avons tous eu besoin de faire nos propres découvertes, de braver les interdits. Et, c’est dans l’ordre des choses de la vie. Après ma très grosse bêtise du jour ; dans ma petite rue parisienne tranquille, mon raffut avait alerté tout le voisinage, qui ne s’était pas privé de rapporter les faits à mes parents.
En allant récupérer le ballon sur le toit des box de voitures, j’avais traversé l’un d’eux. Je ne m’étais pas fait mal, car ma chute avait été amortie par le toit de la voiture qui y stationnait. Plus tard, et avec le recul je compris que j’aurais bien pu m’empaler sur n’importe quoi, de ce qui aurait été stocké dans ce garage. Avec d’autres gamins nous nous amusions à courir sur ces toits pour récupérer au plus vite le ballon de Pelé quand il se perchait pour nous échapper, mais il faut croire que je devais être le plus lourd de nous tous car je me suis retrouvé genoux écorchés, le cul sur le toit de cette voiture qui ne m’avait rien fait. Mon père nous interdisait tous les jeux dangereux, et même les moins dangereux d’ailleurs dès qu’il y avait du risque pour nos camarades ou pour nous-mêmes…Après la fessée de ma mère, le soir en rentrant de son travail mon père avait pris le relais. Lui ne nous battait jamais, ce n’était pas dans ses principes d’éducation il préférait le dialogue. Il lui arrivait même de se fâcher contre ma mère avec ses méthodes « d’arriérés » disait-il. Mais avec cinq enfants qui se suivent et font suivre chacun leurs bêtises, toutes les mamans ont du mérite. Je l’avoue, merci maman.
Nous eûmes donc une discussion « d’homme à homme » avec mon père, peut-être un peu plus pimentée cette fois-là, avec une leçon de vie de très haute valeur ajoutée. La preuve je m’en souviens encore.
- « Faï-itekh bi lila, faï-tekh bi illhâ » - littéralement en français « ne te dépasserai-je que d’une seule nuit, je te dépasserai d’une malice » - dans l’esprit on pourrait même la traduire par « ce n’est pas aux vieux singes qu’on apprend à faire la grimace ». Les écarts que tu peux faire, je les ai faits avant toi. Pourquoi n’écoutes-tu pas ce qu’on te dit ?
J’avais 11 ans, et je me rappelle de la douceur de son regard. Pas d’empressement dans son discours, juste le souci de vouloir me faire comprendre son message, de relayer son expérience en héritage, comme une courroie de connaissance à transmettre à mon tour. Il a réussi, ça je peux le jurer, puisque c’est pour lui que je tricote ces mots. Les leçons d’amour d’un analphabète sont encore plus précieuses à transcrire avec ses propres mots, pour ne rien oublier.
Je ne me suis pas démonté et comme il m’a appris, je lui ai répliqué :
- Je devais le faire, pour ma propre expérience. Nous avons les interdits, certes, mais chacun de nous doit apprendre à connaître ses propres limites, n’est-ce pas ???
- C’est vrai. Et je vais te dire une chose, c’est un peu près ce que j’ai répondu à mon propre père,
- Ben tu vois, nous sommes pareils tous les deux
Mon père s’est mis à rire, à ne plus pouvoir s’arrêter. Ma mère en l’entendant est entrée dans la chambre, et s’est fâchée contre mon père, qui d’après elle ne savait pas nous éduquer. Mon père l’a fait sortir en répliquant que c’était une discussion privée d’abord ! (Je le vois encore se retenant de rire). Puis il se tourna de nouveau vers moi….avec un air plus sérieux.
- Je vais te dire une dernière chose que mon père m’a dite, mais tu n’en comprendras la signification que lorsque toi-même tu auras des enfants « quand tu te fais mal, j’ai bien plus mal que toi ».
J’avais arrêté de rire moi aussi, et en effet je n’étais pas sûr d’avoir tout compris. Même mon genou ne comprenait pas. Il me laissa méditer ses paroles et il alla rejoindre ma mère, mes sœurs et mes frères.
« Faï-itekh bi lila, faï-tekh bi illhâ », il avait raison n’a pris de sens pour moi que bien des années plus tard. Mes enfants, si Dieu m’en donne un jour seront heureux de les lire en pensant à lui je l’espère,
A mon tendre père,