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Charles-Henri MENIVAL

L'homme sans âge

Pardonnez-moi monsieur cette hardie question
Qu’elle ne passe pas pour de l’indiscrétion,
La réponse souvent se lit sur le visage
Mais chez vous point du tout : quel peut-être votre âge ?
Bien sûr je ne crois pas que vous soyez très vieux :
Pas l’ombre d’une ride aux rives de vos yeux,
Quoique leur expression si tranquille et si sage
Semble nous revenir d’un beau et long voyage.
Je ne puis vous donner non plus la cinquantaine,
Vous n’avez pas cet air de fatigue soudaine,
Ce découragement de l’homme à qui il semble
Que jeunesse et plaisirs ne vont jamais qu’ensemble ;
Qui confond de sa vie le milieu et la fin
Et refait son hier pour oublier demain.
Allons donc : se peut-il que de quarante années
Ce front noble et serein ait vu le défilé ?
Et du ciel ait reçu la trop rare dispense
D’être marqué du sceau hideux de l’arrogance ?
Car, soit dit entre nous, c’est un fait qu’à cet âge
Le dernier des coquins se croit un personnage
Et vous toise du haut de ses quelques succès
En promenant partout un regard satisfait.
Il a de ses échecs brûlé tout souvenir,
Mais risque de l’oubli bien autrement pâtir
Que si, moins orgueilleux, de sa honte passée,
Une leçon au moins il avait su tirer.
Cela n’avance en rien, cependant, notre affaire
Et il me vient l’idée prudente de me taire
Car vous pourriez bientôt prendre mon intérêt
Pour de la complaisance ou pour du mépris, mais…
Ah ! Quel idiot je fais ! et comme l’évidence
Sait éblouir le sot d’un excès de brillance !
Ces traits si détendus, ce sourire si doux
Point trop gai, point trop sec, ce regard, enfin, tout !
Tout, absolument tout, dit en vous, mon ami,
L’homme quittant la fleur de l’âge pour le fruit.
Regrettant le printemps béni de l’existence,
Redoutant son automne, entre les deux balance
Votre cœur incertain que seul peut rassurer
Le murmure apaisant d’un chaleureux foyer.
Ne l’entendez-vous pas quelquefois en des rêves
Cet appel lancinant qui ne connaît de trêve
Que lorsqu’on y répond ? C’est celui de l’enfant.
Que je meurs à l’instant si vous n’avez trente ans !
Dieu ! Je vais défaillir ! Ou du moins je devrais,
Si mon serment trop prompt était suivi d’effet !
Car je vois bien qu’encor je me suis fourvoyé
Et vous auriez bientôt raison de vous moquer.
Mais enfin par quel sort, par quel enchantement
Votre âge peut-il donc changer à tout moment ?
Ou paraître le faire ? Et comment à présent
Croire en devant douter que vous ayez vingt ans ?
« Voici un jouvenceau ! » crient ensemble mes sens.
« Ne crois pas ces idiots. » me dit mon expérience.
Or vraiment vous avez l’air d’être hors d’haleine
Propre à celui qui entre en plein dans la vingtaine.
Pourtant je ne puis plus accorder de crédit
A des suppositions condamnées au mépris
Par la fugacité des traits de ce visage
Qui semblent ne trahir aucun et tous les âges.