Jamais je n’ai volé un centime ni injecté le bonheur dans mes veines honnêtes. Les prostituées, les escrocs, les vendeurs de miracles ne m’ont jamais abordé pour me dérober mon salut, ni même pour me souhaiter un joyeux Noël. Ma vie a toujours été calme et rangée, d’ailleurs si rangée qu’elle m’a plus d’une fois assoupi en plein jour. J’en ai profité, comme on doit profiter d’un plaisir innocent : ma maison, ma voiture, mon aplomb, mes costumes, mes meubles, mes illusions, je les ai payés sans rabais ni retard ; ma femme apprécie ou, du moins, s’abstient de blâmer ce qu’on fait entre quatre murs ; mes amis me traitent en petit saint, bien que ma foi intime ait plus de lacunes qu’un tamis n’a de trous. J’ai vécu de façon correcte, voire impeccable, sans que la peur du gendarme et du ridicule me soit un instant sortie de la tête... Aujourd’hui, frappé du premier accès de vieillesse, je me demande moi-même si j’ai vécu pour de vrai, et cette question simplissime n’a pas de réponses.