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Gildas Lemaitre

Au loin une fenêtre grince

Non loin, une fenêtre grince ! Non, une fenêtre, ça ne grince pas. Une porte, oui, elle peut grincer. Un volet, ça claque, ça peut aussi grincer, mais une fenêtre, ça ne grince pas, dans la chaude après-midi où le vent s'est assis. Non, le vent ne s'assied pas, il se lève, il ne sait pas faire autre chose, à part se calmer. Parfois, quand on se calme, on s'assied. Alors disons que le vent s'est assis. De temps à autre, il laisse échapper un soupir, en un tourbillon languissant, chargé de sable ou d'herbe sèche, comme dans les westernes sphagetties, léchant certain volet indolent, qui pourrait grincer, lui.
Ce soupir là, celui du vent, ne va pas lécher les fenêtres, il n'en a pas la force, il n'a pas la force de monter sur l'appui, de chercher le recoin, il se déballonne devant la fenêtre hautaine.
Déduction : si la fenêtre grince, c'est que quelqu'un la fait grincer, l'ouvre ou la ferme précautionneusement, mot de vingt lettres, loin derrière anticonstitutionnellement, mais aussi long que l'administration française. Pour qu'une fenêtre grince, il faut qu'elle bouge doucement, doucement, comme de faire chanter un verre en cristal avec le doigt mouillé. Trop vite il se tait. Alors, cette fenêtre, on l'ouvre ou on la ferme ?
On, l'indéfinissable on, qui ouvre à toute supposition, ici à toute angoisse, car le village est désert. Pas même une mouche. Une mouche signifierait du bétail, comme l'oiseau en pleine mer signifie la côte prochaine. Pas de mouche, pas de bétail. Pas de bétail, pas de vie. Et pourtant une fenêtre grince ! Admettons, le village est désert, le village dans le désert est désert, sans un bruit. C'est la nuit, parce que c'est la nuit seulement qu'un grincement de fenêtre peut s'affirmer en tant que grincement de fenêtre. On dit qu'il perce la nuit. Mais jamais personne n'a vu une nuit percée. C'est cela la nuit, on peut la percer mais jamais elle ne se perce. Sauf au point du jour, où elle se vide de son encre.
Alors l'incertitude de la nuit lève l'ancre. Le village dans la nuit est désert, et la fenêtre grince. Notez bien, l'article est maintenant défini. Tout à l'heure, c'était "une" fenêtre qui grinçait. Maintenant, c'est "la" fenêtre qui grince, passant de l'imparfait au présent. Une main, puisque c'est forcément quelqu'un, pousse ou tire cette fenêtre, doucement, avec une plainte à chaque millimètre déplacé, une plainte qui perce la nuit, par petites touches brèves. La main veut être discrète, mais, plus elle veut être discrète, plus elle perce la nuit. Dès que le grincement se déclenche, il s'arrête. C'est un grincement voué à l'arrêt éternel. Dès qu'il est là, qu'il apparaît, il est de trop. Mais il a eu lieu, on ne saurait plus le gommer. Il s'est échappé, on ne le rattrapera pas.
On ne rattrapera pas le grincement, mais l'oreille l'a attrapé. La main s'est arrêtée. Elle attend, elle attend qu'on l'oublie, que le léger grincement qui ne devait pas s'échapper, et qui cependant s'est échappé, se disperse dans la nuit qu'il a percée, qu'il aille rejoindre les étoiles pour n'être plus qu'une étoile sans bruit parmi toutes les autres.
Alors la main recommence, à tirer ou à pousser la fenêtre, qui, de nouveau, lâche le début du commencement d'un grincement, qu'il faut impérativement arrêter, mais que l'on ne rattrapera pas. On l'a arrêté mais on ne l'attrapera pas. C'est là le problème.
A chaque nouveau grincement, l'angoisse a monté d'un cran. L'oreille est maintenant tendue, tendue comme un arc. Le grincement, immensément discret est absolument attendu par l'oreille tendue, pendant que la main tendue attend, attend que le grincement naissant n'aille rejoindre l'infini des étoiles. L'oreille et la main sont maintenant reliées, du non loin au non loin, puisque c'est non loin que la fenêtre grince, non loin de la main qui tire la fenêtre, jusqu'à l'oreille qui se tend à l'affût du prochain grincement. Non loin, cela veut dire près, mais pas tout près. Quand on dit que cela n'est pas tout près, cela veut dire que c'est plutôt loin. Mais ici, le grincement est seulement près, pas trop près, qui serait quelque chose comme juste dans le dos, ou juste derrière le coin de la rue. Non, la fenêtre, la main qui pousse ou tire la fenêtre est quelque part entre le loin et le près. L'oreille tendue devient inquiète.
L'inquiétude monte à chaque nouveau grincement. A chaque nouveau grincement, l'oreille tendue a encore un peu de distance devant elle, un peu de distance, c'est à dire un peu de temps : tant que la fenêtre grince, temps que la fenêtre grince, millimètre par millimètre, c'est qu'elle n'est pas suffisamment ouverte ou pas suffisamment fermée, au gré de celui dont la main ouvre ou ferme la fenêtre. L'oreille devient inquiète, inquiète de savoir si le dernier grincement entendu est vraiment le dernier. Problème là encore : un dernier grincement qui n'est pas le dernier. Tous les grincements précédents ont été le dernier grincement, chacun à leur tour. L'angoisse a le choix entre un dernier grincement éphémère ou un dernier grincement définitif. En tous cas, plus le nombre de grincements s'accroît, plus le dernier grincement a des chances d'être définitif, d'être celui ou la fenêtre sera suffisamment ouverte ou fermée au gré de celui qui la manipule.
Et plus on s'approche de la position définitive, plus la décision d'agir, de bondir pour être en vue de la fenêtre qui grince avant ce dernier grincement définitif, devient une décision à risque. C'est pour cela que la décision reste une demi-décision, une décision qui décide sans vraiment décider, parce que l'angoisse a rendu le grincement menaçant. Sans rien faire d'autre que d'être le dernier grincement, ce tout petit grincement, celui dont le bruit est fait pour se perdre dans le bruit des étoiles, cette nuit dans ce village désert du désert, ce tout petit dernier grincement qui n'est peut-être pas le dernier grincement est un grincement menaçant. L'oreille tendue ne sait pas depuis combien de temps elle est tendue, ni combien de grincements il y a eu avant que se tende l'oreille. Comment décider du seuil qui permet de décréter qu'il s'agit là d'un grincement qui ne sera plus un dernier grincement, mais un grincement en quantité indéfinie d'une fenêtre qu'on appelle maintenant "la" fenêtre. L'angoisse est là, quelque part entre le fini et l'infini, où chaque nouveau dernier grincement rassure par le fait qu'il a eu lieu et qu'il n'est peut-être pas le dernier.
L'échelle des temps est-elle la même pour l'oreille tendue qui attend et pour la main qui doit laisser un petit bruit se faire oublier dans les étoiles ? La main calcule pour l'oubli et l'oreille calcule pour l'être. L'être et le néant pour une histoire de fenêtre qui grince. La philosophie vient au secours de l'angoisse, la raison peut encore prendre le dessus : si non loin une fenêtre grince et qu'elle grince par d'infimes grincements qui cherchent à se faire oublier, c'est que celui qui ouvre ou ferme cette fenêtre et pas une autre a lui aussi peur de quelque chose.
Angoisse contre angoisse, là, la partie est plus égale. La main se dit que dans le village désert du désert une oreille est là qui a peut-être détecté le grincement, qui reste elle-même silencieuse et immobile dans l'attente d'un nouvel indice. Alors, la main se fait hésitante, elle décide de suspendre encore plus longtemps le nouveau grincement pour que l'oreille considère que la menace semble s'évanouir. Mais, plus le temps s'écoule entre le dernier grincement et le futur grincement, plus le futur grincement révélera la menace. L'oreille, qui, pendant un long moment, a pensé que l'embuscade est maintenant tendue, que la fenêtre est maintenant totalement ouverte ou totalement fermée, disposera alors d'un énorme indice. Le nouveau grincement sera la preuve que l'embuscade n'est pas encore tendue, et qu'il faudra forcément encore plusieurs grincements avant qu'elle le soit vraiment. La main, qui avait un coup d'avance, comprend qu'elle a fait une erreur, l'erreur de trop attendre pour fermer ou ouvrir la fenêtre d'un nouveau millimètre. Et l'oreille a compris que ce long silence signifie peut-être sa chance : si le dernier grincement est vraiment le dernier, alors l'embuscade est prête, la fenêtre est bien ouverte et l'affût bien organisé. La menace devient trop forte.La main est maintenant immobile face à son erreur. Elle réfléchit, elle sent une inquiétude monter, elle pense qu'il est maintenant trop tard, qu'un nouveau grincement si tardif percerait trop profondément la nuit profonde et qu'à coup sûr il faudrait alors longtemps pour que son bruit rejoigne le bruit des étoiles. La main se fait morte à chaque minute un peu plus. A chaque minute, un peu plus, elle comprend que son embuscade échoue, qu'elle ne peut plus arriver au bout de ses préparatifs sans se dévoiler en tant qu'embuscade. Et rester embusquer sans embuscade devient inutile, pire, dangereux. Le chasseur devient chassé. L'oreille tendue attend. Elle n'entend que le bruit des étoiles, un bruit dérangeant, parce qu'il force à penser, à penser que l'autre, celui dont la main ouvrait ou fermait la fenêtre millimètre après millimètre attend lui aussi… ou bien n'attend peut-être plus, car il a compris que son embuscade n'est plus possible et qu'alors il lui faut battre en retraite. Mais alors, si la main bat retraite, que fait l'oreille à rester tendue, à attendre l'improbable infime grincement qui lèverait tous les doutes. Du coup, l'oreille comprend qu'alors tout ce temps à attendre est peut-être du temps qu'elle perd si l'autre a déjà commencé à battre en retraite, à fuir pour gagner du temps et reprendre l'avantage.
La main, elle, a choisi. Lentement, elle quitte la fenêtre qui ne grincera plus. Elle recule, centimètre par centimètre, tant il est difficile de se mouvoir dans le silence du bruit des étoiles sans trahir son départ par un bruit importun. Ce n'est plus la fenêtre qui peut grincer. Le plancher peut grincer, la porte de derrière peut grincer, à tâtons, le pied peut heurter, la main peut balayer le bibelot, le rat peut s'enfuir.
En face, non loin de la fenêtre qui grinçait, l'attente de l'oreille tendue est devenue intenable. L'oreille a compris qu'elle aussi devait battre en retraite maintenant, pour profiter d'un infime avantage.
L'infime avantage du bruit des étoiles, ce bruit que produit l'infime lueur des ombres de la nuit : dans les rues du village désert du désert, le noir est moins profond que ce noir qui règne à l'intérieur d'une maison. Si la main bat en retraite, elle ne peut le faire que centimètre après centimètre, tenacé dans un équilibre aveugle qu'il faut vaincre sur plusieurs mètres. L'oreille a l'avantage de la clarté de la nuit pour réagir plus vite, pour rattraper le temps perdu à attendre trop longtemps un nouveau dernier grincement trop longtemps différé.
Trop tard, non loin une portière claque !
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