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Gildas Lemaitre

File d'attente

File d’attente
(pour patienter !)

La 146 s'est levée, suivie du 158. Ça va, ça vient, en silence, écrasés par la chaleur et l'Administration.
Là-bas, au fond de la cour, ils attendent, à l'ombre du mur, courte car le soleil est encore haut. Autour de la porte, ils sont comme la grappe de raisin, plus large près de la tige.
"Wouah de queue!" Le cri du cœur en entrant dans la cour. Peut-être qu'elle n'est pas pour toi la queue. Tu cherches une autre porte, des fois que la queue soit pour autre chose. Et puis, résigné, tu gagnes le fond de la cour, en pensant que peut-être parfois, c'est toute la cour qui est envahie par la queue.
Sur le mur, près de la porte, on te parle d'un ticket à numéro, pour la queue. Déjà, ça rassure. L'ennemi disparaît. L'ennemi, celui qui arrivera après toi et qui pourrait passer avant toi.
Trouver la machine à numéro, tu passes à travers la grappe. Ils sont là, en silence, mornes. On n'a pas envie de parler quand on va chercher un papier. Au marché tu parles. Tu parles avec les gens, c'est pas des numéros. Ici, tu vis ta vie de numéro, en grappe et en silence. Sauf les deux filles. La plus jolie a convaincu l'autre de venir lui faire la conversation en attendant. C'est bien d'avoir du temps.
Passé la porte, c'est le couloir. Les numéros sont là, statufiés. Tu remontes la mornitude jusqu'à la salle d'attente.
Elle est là, la machine à numéro, qui ne ressemble pas à une machine à numéros. Observe-les, les gens, ceux qui n'ont pas encore de numéro. Il y a ceux qui trouvent tout de suite, il y a ceux qui ne trouvent pas, qui restent penauds, jusqu'à voir quelqu'un d'autre qui trouve et ainsi leur chipe la place. Il y a ceux qui interrogent les "patients" du regard. Un index pointe la machine à numéro qui ne ressemble pas à une machine à numéro, un truc aux formes bizarres et arrondies, frappé au mur, nu, sauf une étiquette déchirée et un point orange qui paraît peint. En général on appuie sur une touche. Là il faut appuyer sur un point. Et puis on ne voit aucune fente par où pourrait sortir un numéro. Observe bien la tête de celui qui arrive, elle tourne à droite, à gauche, elle monte, elle descend, plusieurs fois. C'est une tête perplexe. Et puis, c'est le bras perplexe, l'index timide effarouché, qui s'approche en zig-zag du point rouge. Appuie, appuie pas. T'appuies. Se passe rien. Sauf trois secondes. Trois secondes avant que la machine tire la langue, là où on ne s'y attend pas.
Ça y est, l'impétrant a son numéro. La tête recommence à bouger. Baisser la tête pour lire son numéro, lever la tête pour chercher l'affichage. Facile, parce que à chaque changement de numéro, l'Administration, dans sa grande bonté, émet un bruit. Un bruit bref comme un pet, plus électronique cependant. Alors forcément, tu lèves la tête vers le bruit. Lire le numéro affiché. Baisser la tête pour relire le numéro du ticket. Lever la tête pour comparer les deux numéros. Là, le trouble s'installe. Parce que l'affichage ne comporte pas un numéro, mais deux numéros. Baisser la tête pour vérifier qu'il n'y a pas deux numéros sur le ticket. Lever la tête pour regarder l'affichage et là, se mettre à penser. On dit qu'on a l'air interdit. La tête qui allait de haut en bas va maintenant aller de gauche à droite, plusieurs fois, selon les hypothèses qui la traversent. J'aime bien voir les têtes qui sont traversées par des hypothèses, c'est un signe de progrès et ça fait du bien parce que tout autour, comme on l'a vue, c'est la mornitude. Il semble que plus aucune hypothèse ne traverse les têtes.
Finalement, avec ton ticket dans la main, tu n'as plus qu'une solution, faire semblant de comprendre. A chaque bruit, tu lèves la tête, plein d'espoir que la machine te sorte le bon numéro. Ça ressemble un peu à une loterie. L'affichage de droite progresse bien. Après le 143 vient le 144, et ainsi de suite. Mais celui de gauche est plus joueur. Il peut sauter dix numéros d'un coup, et puis revenir.
Bon, on s'installe. Il y a ceux qui se trouvent une chaise. Les timides restent debout, ils ont un respect atavique de l'Administration. Il y a ceux qui ont besoin d'air et qui font faire la grappe dans la cour. Ceux-là prennent un risque car ils ne voient plus les affichages. Le temps d'une cigarette et ils reviennent voir.
Quand l'Administration fait le bruit, tous ensemble, on lève la tête, et tous ensemble on la baisse. Juste avant de sombrer à nouveau dans la mornitude, on regarde sans passion l'heureux élu, qui se lève sans bruit, donnant réalité à cette force occulte et civilisée, l'Administration ...