Quand les trains n'avaient pas de nom
Fernande, de toute sa vie, n'avait pas eu une minute à elle. Des souvenirs, elle n'en avait guère, on ne se souvient pas quand on trime. La seule vision fugace qui lui restait lui venait de ses dix ans, quand son oncle l'avait installée sur le porte-bagage du vélo, un dimanche de mai. Ils avaient été jusqu'à la gare, voir les trains. La première fois, elle avait eu peur, face à cette immense locomotive qui fonçait vers elle, fumante de toutes ses ouies, noire et luisante de suie, dans un halètement rythmé par les puissantes bielles qui bougeaient comme des bras monstrueux , machine inimaginable pour Fernande qui n'avait jamais quitté son faubourg.
Les trains suivants, elle avait dominé sa peur et chaque locomotive, chaque wagon, lui semblait magique. Existait-il donc un monde qui n'avait de nom, un monde d'où sortait le train, et des hommes et des femmes qui venaient de ce monde et d'autres hommes et d'autres femmes qui montaient dans ce train vers un autre monde qui n'avait pas non plus de nom ?
Elle avait fini par questionner son oncle
"Comment ça s'appelle, là-bas où ils vont ?"
Alors son oncle lui avait montré le grand tableau des noms magiques : Clermont-Ferrand, Langogne, Vienne, Madrid.
"Voilà, ce soir ou demain ils seront là-bas"
Et Fernande s'était demandé combien belles pouvaient être ces villes pour qui l'on avait construit ces trains, des trains où l'on pouvait même dormir.
Elle garda pour elle le reste de la lecture du tableau, où d'autres noms magiques s'affichaient : Talgo, Orient-express, Cévenol...
Lorsque, sur le coté d'un somptueux wagon où les gens semblaient à table, servi par un cuisinier en grande toque blanche, elle déchiffra un des noms du tableau, elle comprit que les trains avaient un nom. Si l'on pouvait les nommer, c'est qu'on pouvait les dominer. Alors elle n'eut plus peur. C'est ainsi qu'elle commença à les aimer.
Elle ne revint à la gare qu'une seule fois, pour son voyage de noces. Mais quand on est pauvre, le voyage de noces s'arrête à la gare, et les pauvres regardent passer les rêves. Elle s'était souvenu du nom des trains, mais cette fois, sur le tableau, presque tous les noms des trains avaient disparu. Ce n'était plus que des numéros, une pauvre série de chiffres, avec parfois une lettre qui les égayait un peu.
Fernande s'était dit que les hommes devaient dominer un peu moins leur affaire.
"Un numéro, ça fait pas, chez les hommes". Dans son patois, c'était un reproche. "Mettez-voir un numéro sur homme, de quoi qu'il a l'air ?" Alors elle s'était prise de pitié pour ces trains. "Sûrement qu'on y mange plus comme avant, sûrement qu'on n'y dort plus dans un lit."
La vie de Fernande avait passé, dure, sans beaucoup de joie, mais dans la chaleur des pauvres. Elle avait oublié les trains.
Un jour, ses cheveux étaient blancs, le corps avait pris ses disgrâces, le mari était mort, les enfants avaient déjà leur vie, un jour, elle reçut une lettre, d'un notaire. L'oncle était mort et lui léguait quelques sous, beaucoup trop pour qu'elle sût qu'en faire. Alors elle se souvînt des trains
Elle acheta une valise, la moins chère, mit ses souliers les plus solides et partit à la gare.
"Merci Tonton, je vais voir le monde, celui qui ne s'appelle pas"
Et pendant six mois, elle navigua de gare en gare, en faisant bien attention de monter dans un wagon...
seulement quand le train n'avait pas de nom !
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