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Guy RANCOURT

Moi Magtogoek... (1)


Moi Magtogoek le Grand Fleuve,
Je suis un peu triste aujourd’hui…
Les Anciens m’ont toujours honoré
Depuis plus de neuf mille ans…
Les Ancêtres m’appelaient alors :
« Le chemin qui marche ».
J’étais pour eux un cours d’eau sacré,
Mes doigts d’orteil touchaient les Grands Lacs
Et ma tête se reposait sur l’oreiller de l’Atlantique…
J’étais pour eux beaucoup plus qu’une voie d’eau…
J’étais une voix pleine de chants avec mes vagues
et mes flots…
Je portais plein de vie dans mes entrailles
Et bien plus qu’un simple garde-manger,
J’étais pour eux une mère nourricière…

Puis vinrent de très loin d’Outre-Atlantique
Des marins et des explorateurs…
L’un d’entre eux, un Français m’infligea une
cruelle blessure…
Je m’en souviens comme si c’était hier,
C’était un certain dix août 1535
Qu’un dénommé Jacques Cartier me donna le coup de grâce !
Imaginez ! Ce beau Sire m’accola cette sinistre étiquette :
« Fleuve Saint-Laurent ! »
Certains cartographes et tous les nouveaux arrivants
Reprirent en chœur l’infâme vocable !
Seuls mes frères et vieux amis « Peaux-Rouges »
(Ah ! oui, eux aussi, perdirent leur nom et leur continent !
Continuèrent à célébrer mon propre nom…
Il n’a suffi que de quelques siècles pour me rayer
de leur mémoire…
Biffé à tout jamais, sauf pour cette poignée de
vieillards têtus
Qui refusaient toujours d’apprendre la langue
des arrivants…
Pour eux, ces rebelles, ces sauvages et ces non civilisés,
J’étais encore et toujours le Grand Magtogoek,
Le « Grand chemin qui marche »,
Cette immense voie d’eau chantante depuis les Grands Lacs
Jusqu’à l’océan Atlantique…
Pour eux, tout mon être était sacré,
Je n’étais pas seulement un grand chemin,
Un lieu de passage entre terres et mer,
Un moyen de transport pour canots et chaloupes,
J’étais leur bouche, leur ventre et leur cœur…
Leur vie !