L'homme qui voulait être pierrot
Un homme amoureux voulait se rendre à Venise,
Désireux de faire à sa femme une surprise.
Il prépara une entrevue, le mardi gras,
Au carnaval, à l’occasion d’un bon repas.
Elle devait y être habillée en Colombine
Et lui en Pierrot, dans une humeur très câline.
Il désirait tant lui redire son amour
Et lui faire, sur la place Saint Marc, la cour.
Vinrent en son âme de belles pensées exquises.
Les gondoles passant sous le pont des soupirs
Font émerger en son cœur de tendres désirs.
Ils l’éloignent de la prison des habitudes
Qui, par leur emprise, créent une servitude.
Son désir d’elle s’élève du sein des vagues
Du Grand Canal. Il veut lui offrir une bague
Qui scellera une toute nouvelle alliance
Et mettra tant de pensées noires en pénitence.
Les longs cortèges de canaux si lumineux
Etendent leur charme à la lumière de ses yeux.
Le campanile de la place voit son lion.
Il sent son aimée, sur lui, à califourchon.
Il revient à sa réalité de mari
Et part à Venise pour tenir son pari.
Mais notre homme déterminé est si distrait,
Qu’au lieu d’enfiler une tenue de Pierrot,
Il se met un bel habit d’Arlequin, le sot,
Et se rend ainsi sur la place aux mille attraits.
Il y trouve sa Colombine qui l’ignore
Et qui voit dans l’Arlequin l’homme qu’elle adore.
Notre Arlequin bien mis, à la voix déguisée,
S’étonne d’être à ce point vivement aimé.
Je ne suis pas celui que tu crois, lui dit-il,
Je suis ton mari qui désire t’être utile !
Je devine que tu vibres pour un autre homme,
Qui te propose plus d’amour que moi, en somme !
Ces dernières années, le chagrin me consume
Mon aimée, il laisse en mon cœur tant d’amertume
Nous nous éloignons l’un de l’autre sans raison
Et notre amour se lasse et tombe en pâmoison.
Ce soir, je veux te conquérir ma Colombine !
Mais pourquoi l’avoir fait avec cette combine,
En te cachant dans cet habit si bariolé,
Lui répond-Colombine, vraiment chamboulée ?
Je suis distrait. Je me suis trompé de tenue.
Si je t’apparais ainsi comme un parvenu,
Oublie les couleurs d’Arlequin et vois mon cœur
Vêtu du blanc de Pierrot, de belle candeur.
Colombine, devant ses mots, se trouve surprise,
Et lui répond avec une douce franchise :
D’Arlequin, j’aime son vif esprit, sa malice,
Son extravagance vécue avec délice.
De Pierrot, je reste fidèle à son amour,
A son romantisme, son bon sens, sans détours.
Oublie la tenue d’Arlequin que tu promènes
Et de Pierrot retiens l’attitude sereine.
Mais alors qui dois-je être : Arlequin ou Pierrot ?
Aie l’âme d’Arlequin sans en porter l’habit
Eloigne- toi bien de toutes ces facéties,
Et demeure dans les voies du cœur de Pierrot.
Tu prendras alors, de mon amour, ton écot.
Arlequin quitte son vêtement coloré
Embrasse sa femme de baisers parfumés,
Auxquels elle répond par des caresses dorées.
Ils dinent dans le meilleur restaurant de la place
Et se promettent de ne plus voiler leurs faces.
Que faut-il penser de cela sans perdre la face ?
D’un quiproquo, il peut naître une vérité
Dont il faut s’enrichir avec lucidité.