Petite maman est-il trop tard pour te dire Ce que la pudeur réprouve et aussi Toute la souffrance de cette séparation absurde Que je t’ai imposée il y a trente ans, Toi qui sans jamais se plaindre, Pour ne pas déranger ni contrarier, T’es résignée à toutes les injustices, Tous les renoncements, Qui vieillit loin de moi, inquiète toujours, Avec cette fêlure dans la voix – toi qui es le courage même – Quand tu soupçonnes quelque blessure secrète Au bout du fil ténu qui nous relie. « Est-ce que tu fumes moins, Jacques ? Je t’en prie, tu sais j’ai entendu à la radio… » Maman, toutes les larmes cachées N’ont pas flétri la douceur de ton regard, Mais celles qui te trahissaient parfois, Ravivent encore d’anciennes plaies. Tu as tout sacrifié ; il te suffisait de nous aimer. « Si tu ne peux pas venir, je comprends, Surtout ne fais pas l’impossible. » Mais ai-je seulement fait ce qui était possible ? Quand j’étais petit enfant je ne supportais pas L’idée que tu puisses vieillir, Et celle de devoir te survivre m’épouvantait. Depuis le temps a fait son œuvre. Certes tu n’as pas vieilli ma petite maman Tu as seulement quatre-vingt trois ans. Je me retourne sur le passé, Les mots de tendresse qu’on n’osa pas dire Et j’ai le vertige, Le vertige d’un enfant de cinquante quatre ans Inconsolable, désemparé, au bord d’une falaise Du haut de laquelle tomberaient toutes les preuves S’il ne lui restait une plume pour voler.