Ils avaient pris la mer comme on prend le pari De bâtir quelque part sans savoir vraiment où, Les murs dont ils rêvaient, où l'on vit, où l'on rit. Ils avaient embarqué un beau soir de mois d'août.
Ils avaient mis un songe à leur sac de voyage, Un mouchoir par-dessus, pour ne pas le ternir. Ils avaient pris un peu de sable du rivage, Y avaient enterré la peur de l'avenir.
Puis ils ont traversé l'infini de ces mers Bien souvent ballottés par la houle et les vents, Ont caché sous l'embrun quelques regrets amers D'avoir laissé là-bas des souvenirs vivants.
Quand, un jour de grisaille, la vigie cria « Terre ! » Ils se sont décidés à jeter l'ancre enfin Au bord d'un terrain vide où croît la fumeterre. Le soleil se levait sous un vol de puffin.
Et ils ont érigé au bout de chaque vague Des temples de béton pleins de verre et d'acier Qui montent dans le ciel comme un désir divague A côtoyer les dieux dans un rêve princier.
Eux qui avaient connu l'immensité de l'onde, La morsure du vent, les chants de liberté, Ils vivaient à présent dans le confort immonde Des muses du progrès et c'était leur fierté.
Et leur bateau rouillait, pendu à son cordage, L'étrave regardant la brume à l'horizon. Bercé des souvenirs d'une vie d'un autre âge, Il sirènait parfois, inutile oraison.