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Lucien Harmegnies

Le port de l'oubli

Tel un spectre découpant sa voilure de drakkar dans la densité du brouillard
embrasé par l'aube, le coursier avait franchi les remparts de la rade et sa grâce
de cygne glissait à présent entre les pontons, à la quête d'un point d'amarrage
parmi les vieux chalutiers aux ponts comme éventrés.
J'avais sorti de ma poche un trésor précieux : une patate à la peau craquelée,
parfumée par sa cuisson dans les braises mourantes des branchages de pin et de
buisson épineux qui m'avaient réchauffé dans la dune. Nul être pour me disputer
ce bonheur éphémère. Pas un chien, pas un chat, pas un rat. Les mouettes elles-
mêmes se tenaient curieusement discrètes. C'était comme toute une ville
abandonnée aux cloportes terrés sous quelques palissades.
Les vitrages en saillies dans la dérangeante netteté ambiante de ses vieilles
façades de brique frappées par le soleil levant, le quartier des plaisirs furtifs lui-
même, qui en d'autres temps avait dû retentir des beuveries paillardes des gens
de la mer, s'était fait silencieux. Les tripots restaient obstinément clos, à jamais.
Comme si les belles de la nuit attendaient en quelque bois dormant un chevalier
errant qui ne viendrait plus.
Tiger Bay, le port de l'oubli…