C’était une fin de matinée paisible. La mousson avait fait son œuvre salvatrice et la nature s’ébrouant de plus belle s’étirait au soleil retrouvé. Tel le cormoran se séchant au retour d'une fructueuse plongée, dans la coudée de la berge un moine mendiant recomposait soigneusement son drapage orange après ses ablutions. En face, quelques buffles sauvages comme il s’en trouve encore dans la montagne annamite. La rivière serpentait doucement entre les collines des Haut-plateaux moïs. Ces collines dont la végétation reprenait péniblement la conquête après les incessants roulements des bombes à fragmentation de phosphore. Quelque part plus avant, la piste Hô-Chi-Minh poursuivait inexorablement son action furtive vers l’est et vers le sud, tel un long parcours de fourmis fébriles. Sur un promontoire granitique, une canne à sucre pour cure-dent, nous nous tenions étroitement l’un contre l’autre. Si étroitement l’un contre l’autre que nous en avions des frissons. Tu m’avais alors parlé de tes frères disparus, l’un enrôlé par le régime, l’autre acquis à la cause de la révolution. Ta mission se terminait bientôt et tu repartirais. La mienne reprenait de plus belle car là-bas, bien plus au nord sur la ligne de démarcation, m’attendait Quang Tri qui n’attendrait jamais plus personne. Brisée. Désarticulée. Ensevelie. Déshumanisée.