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Patricia Ganaj

Le carrousel de ses poupées intérieures

Tourne, tourne, le carrousel de ses poupées intérieures
Elle les porte en elle, ces poupées façonnées en bois brun
Elle les polit doucement au gré de ses rencontres
Elle les nourrit patiemment, sculptant chaque emprunt
Elle les racle et les pèle de sa lame sur leur écorce
tout contre
Poupons qui vivent à travers elle
Poupons qui se mettent en avant-scène jour après jour

Tourne, tourne, le carrousel de ses poupées intérieures
Collection précieuse de versions d’elle-même
Peuplant les murs de son atelier secret
Un savant mélange de ses visages à tous les âges
Entremêlés des traits de ceux qu’elle a admirés
Chaque poupée veille, figée dans l’ombre
Son esprit ressemble à un dortoir d’internat mal éclairé

Tourne, tourne, le carrousel de ses poupées intérieures
Témoins silencieux de ses rêves et de ses peurs oubliées
Un air aseptisé par l’absence de personnalité
Elle tirait l’épaisse couverture de ses idoles
Greffant sur elle leur peau auréole
Chipant quelques écorces pour se les appliquer
Ombres empruntées, reflets d’écho de son être

Tourne, tourne, le carrousel de ses poupées intérieures
Parfois, dans une déflagration fumeuse
Elle se souvient de celle qu’elle a vraiment été
Son noyau mère
Noyau pourri par le temps
Féerie prune sombre des coups qui sonnent
son adolescence
Blanche écume de rage sur des commissures de lèvres
Et poignard d’argent sur la table
Ecchymoses teintées adularescence
Comme une cartouche d’encre éclate sur une peau

Puis elle oublie
S’apaise dans l’amnésie
Préférant aujourd’hui se glisser dans la peau

Des interlocuteurs qu’elle choisit
Pour ne pas fondre sur une nappe
Comme la flaque d’eau d’une carafe renversée
Elle colle sa joue d’éponge contre les âmes qu’elle admire
Les absorbe de toute sa chair, de tous ses yeux
De toute sa voix, de tous ses gestes, de tous ses pas
En un instant, elle chavire

Tourne, tourne, le carrousel de ses poupées intérieures
Le monde les voit d’un ahurissement embarrassé
Tantôt mutine, tantôt éloquente, tantôt sensuelle
Le même spectacle éblouissant peut durer douze jours
d’affilée
Puis elle rentre en coulisse pendant quarante jours
Manette bloquée sur le mode repeat

Elle est troublée, ses cils sont timbrés de tenaces fils
tricheurs
Identités têtues comme les teigneux des pensionnats
Menaces tenaces qui, de la lune, ont les humeurs
Écrasent sur les parois de son crâne une secousse
aux couleurs grenat
Délicieuse, sa démence dorée séduit les épuisés
et les ennuyés
Réveille les démons lascifs et diaboliques
Opportunité pour les lassés par la monotonie
insupportable

Ces Bella addormentata
Il faut toutes les aimer pour comprendre son caractère
iconique
Identités ironiques qui jouent avec son introversion
et son imagination insolente
Chacune protégeant l’autre dans une danse poétique
Elle n’est nullement idiote, il faut croire à sa bascule
innocente
Elle se cherchait simplement des frères et sœurs
dans l’univers
À défaut d’en trouver, elle s’en est greffé en elle
Puis les a fait éclater aux deux pôles de sa sphère
Pour en avoir à profusion

Tourne, tourne, encore, le carrousel de ses poupées
intérieures
Elle est fatiguée, cette menuisière prise dans le tourbillon
d’elle-même
Elle ne sait plus combien de notes jouent en même
temps dans la chanson
Elle ne sait plus lire dans la conduite
Qui est la grande, qui est la petite
Elle ne sait plus laquelle est la mère, laquelle est à terre
Tous les chevaux se lancent dans une course insensée
Au tir
De gagnant, le tiercé n’a qu’une fureur exaltée

Tourne, tourne encore, le carrousel de ses poupées
intérieures
Rien, rien, ne les empêchera de déborder en surenchères
La dévorant comme des milliers de fourmis carmin
sur la chair
Sur le tapis vert gazon des mises forcées
Une multitude de mains pleines s’avance devant un
croupier éberlué
Tourne, tourne, le carrousel de ses poupées intérieures
Encore et pour toute la vie

(Moon Swings)