C’est quand je ferme l’œil que je te vois de près, toi qui vogues sans lune au-delà de l’Espace. Ton champ de gravité métamorphose en grès tout rayon lumineux et l’agrège à ta face.
Chaque deuil épaissit ton gisement d’engrais, car ce qui gît en toi n’est autre que la masse des âmes que je pleure et qui n’ont plus de traits. Chaque larme épaissit ta calotte de glace.
Celui qui, cendre au pied, s’immole pour de vrai augmentera d’un cran le fond de tes crevasses et la teneur en âme de ton minerai. Car nul ne peut mourir sans te laisser de traces.
Ton corps s’appesantit de ce qui disparaît et chacun de mes deuils décuple ta surface. Le songe aussi, parfois, succombe à ton attrait : ainsi mon propre rêve en fin de nuit s’efface.
Souviens-toi du lépreux dont la vie empirait et qui m’a demandé que je l’en délivrasse. J’ai depuis secoué sa cendre et son portrait, mais en vain, tant son âme est prise dans ta glace.
Quant à tous les vivants, dois-je les tenir prêts à craindre le milieu de ta ronde vorace ? D’autant qu'à chaque tour tu gravites plus près et projettes sur eux une ombre de rapace.
Où que frappe ta proue un abîme paraît, alors que pour autrui tu n’es qu’un point qui passe. Quand le vent qui te meut tout à coup disparaît et te laisse au début d’une orbite plus basse.
Ta voilure se penche au moment de l’arrêt, comme si tu voulais que ce linceul enlace et prenne pour époux les mâts de ma forêt… Est-ce moi qui délire ou toi qui me fais face ?
Quand un archet te fend de l’ubac à l’adret et révèle au silence un ré de contrebasse, quand l’unique horizon ressemble au couperet et tranche autour de moi chaque épi qui dépasse,
quand l’unique horizon devient l’un de tes traits et que la Lune enceinte attend que tu la casses, est-ce moi qui délire ou toi qui fais exprès ? Mais à quoi bon crier du haut de mes échasses ?
Sans doute que le ciel, qu’il soit ou non concret, devra céder sa foudre à ta grande Jorasse, ses parfums de printemps à ton flair indiscret et ses teintes d’automne à ton tableau de chasse.
Quant à tous les oiseaux que l’azur attirait, tu les rends si pesants et leur aile, si lasse qu’ils perdent tout espoir de vaincre ton attrait et s’ajoutent aux clous qui ferment ta cuirasse.
Tu viens de dérober à l’onde mon portrait tandis que le miroir vient de perdre ma face. Tu viens de dérober tout ce que j’ai d’abstrait et, sous l’onde ou le tain, ton double me remplace.
Que ne rends-tu leurs sens à ceux que j’adorais et comment ne plus rien te céder de ma race ? Mais quoique je t’implore en pliant les jarrets, ton unique réponse est l’écho d’une impasse.
Le lac et les roseaux désertent le marais et la source à présent pleure au fond de ta nasse. Le vent de mes moulins s’éprend de tes agrès et la pluie elle-aussi m’abandonne et t’embrasse.
Je vois que tout autour le Monde disparaît et que je reste seul au milieu de la place. Suis-je déjà l’enfant de ton ventre secret, moi qui n’existe plus hors de ta carapace ?