Le témoin oculaire
Un voyou m’a volé mon appareil photo,
Mon Praktica venu d’Allemagne de l’Est,
Evènement mineur, mais je sens in petto
Que pèse sur mon cœur un pénétrable lest.
Il n’avait pas beaucoup de valeur monnayable,
-La bourse du malfrat en aura peu d’impact-
Mais il m’avait donné des clichés remarquables
Et s’était modelé une âme à mon contact.
Je l’avais emmené dans toutes mes balades
Riches d’enseignements, de bonheurs et d’écueils,
Ces marches alignées, de chemins en bourgades
Où, quand j’avais bon pied, il avait le bon œil.
Il a vu du pays, mais aussi des visages,
Des sourires brillants et de plus sombres traits
Lorsque je m’attachais, pour tous les personnages
Qui croisaient mon destin, à tirer le portrait.
Il a eu le loisir, en sa chambre secrète,
De noter les contours de quelque dulcinée
Que j’avais su séduire et qui, lors, était prête
A se fendre pour moi d’un strip-tease ordonné.
Avec lui, j’espérais toujours en ce prodige
De saisir l’impression brute de vérité
Que nul jongleur de mots, maître de sa voltige,
N’est capable de dire avec tant d’acuité.
Je regrette déjà sa fine mécanique
Pleine de cliquetis, de mobiles panneaux,
Aussi sophistiquée, fragile et poétique
Que le cœur palpitant et bruissant d’un oiseau.
Nul appareil récent, bourré d’électronique,
De puces, de circuits, de mémoires pressées,
Ne pourra remplacer sa lumineuse optique,
Témoin de ma jeunesse, en errances, passée.