Spleen
A Paul Verlaine
J'ai passé toute une vie en une matinée,
J'ai vu autour de moi périr tous les amours,
Tout ce qui semblait beau disparait tour à tour,
Le temps passe impassible comme coule le Léthé.
Tel une barque perdue dans la brume aurorale
J'erre, seul, ne trouvant devant moi rien de connu.
Les beaux jours sont passés, les couleurs sont pâles,
Là où j'ai regardé la mort m'est apparue.
Grande et sombre, elle se tenait tout près de nous,
Toujours dans l'ombre, elle agit, il est vrai, en secret :
Elle observe fidèle jusqu'à ce que tout à coup,
Son piège elle referme, elle exécute son arrêt.
Chacun peut sans cesse fuir, croyant qu'il peut la battre,
Mais son plan n'est déjoué de par aucun mortel ;
Chacun se sent vieillir et se tourne vers le ciel
Et rêve de paradis quand sa vie est verdâtre.
Je cherche mais tout est sombre, plus d'étoile jolie,
Plus de femme joyeuse à la peau savoureuse,
Fânées les fleurs roses au parfum d'ambroisie,
A croire qu'elles n'existaient ces choses merveilleuses.
Comme il me semble loin le temps du grand bonheur,
Que de jours j'ai passés voulant le retrouver,
Avec quelle douleur j'ai appris à pleurer,
Que le présent est plein de visions qui m'écoeurent !
Mais regardons au loin : il n'y a rien de beau.
Peut-être que demain on rira à nouveau ?
Mais procrastinatoire est la venue des joies,
Sans cesse on l'espère, et elle ne vient pas.
Il n'est donc plus d'espoir ici tout est perdu,
De tous les maux du monde mon âme est le miroir,
Pareille au brick jouet du flux et du reflux,
Pour d'inconnus naufrages voilà qu'elle part.